Considérations Verticales
Considérations verticales
Le monde change chaque jour au bord de ma fenêtre.
Le soir, les bras appuyés contre le rebord d’un balcon de fortune, je regarde devant moi. Sous le balcon, accrochés à la façade de l’immeuble, les générateurs d’aération ronronnent comme à leur habitude.
Il y a toujours cette rumeur incessante de la ville, qui s’apaise enfin, sans disparaître, à la nuit tombée : des klaxons, des moteurs, des voix qui s’élèvent, des bruits de pas.
Tu entends ce doux refrain qui se perd sur les rails ? C’est le dernier métro de la ligne verte qui s’en va vers Joo Koon avec à son bord des passagers de l’aéroport.
La lumière circule de partout, en tout sens, à tort et à travers.
La chaleur est étouffante. Je suis au treizième étage. Je n’ai pas vue sur le vide en-dessous. Mais j’ai vue sur la ville, à travers l’espace entre deux immeubles – sorte de couloir qui transporte mon regard au plus loin : au premier plan, la façade de l’immeuble jouxtant le mien.
Vingt-sept étages. A chacun d’entre eux, les lumières des appartements sont chacune très différentes. De très claires à très foncées, elles offrent un panel incroyable de nuances. L’intensité des ampoules, le niveau d’éclairage, la présence de rideaux. Les obstacles et la circulation des faisceaux. Tant de petites choses donnent mille habits à la lumière. Cette garde-robe n’est visible que depuis l’extérieur de l’immeuble. Si on est dedans, on ne peut pas s’en rendre compte. Semblable à l’être humain dont la lumière intérieure n’est parfois pas visible par celui qui l’émet mais plutôt par ceux qui la reçoivent, qui voient cette lumière et en sont éclairés.
En plus de leur diversité, les lumières dansent dans la nuit sur le grand mur de l’immeuble. Elles s’éteignent et s’allument continuellement au fil du temps qui passe et des mouvements derrière chaque fenêtre ou baie vitrée. Comme si un grand ordonnateur jouait avec un interrupteur pour offrir aux yeux un mouvement continuel d’apparition et disparition de scènes de vie, de silhouettes et d’ambiances.
Ce sont de petites cases qu’on déplacerait comme les pièces d’un puzzle. Des carreaux de lumière changeante. Un vrai tableau vivant.
Une chambre s’éteint, laissant un enfant dormir. Une autre s’allume, laissant les parents enfin seuls dans une intimité bienveillante. Plus haut, un salon n’est éclairé que par les couleurs changeantes de la télévision. Cette lumière, car une télévision semblable est allumée sur la même chaîne, se retrouve sept étages en-dessous.
Une cuisine s’allume. On voit une femme s’affairer à la préparation d’un repas. Une autre vitre, plus à gauche, laisse supposer dans un brouillard de buée une douche chaude offerte à un corps nu.
Quand une lumière s’éteint au seizième étage, une autre s’allume au neuvième et ce spectacle lumineux dure plusieurs heures avant la tardive nuit complète et la totale extinction des feux.
La nuit maintenant est complètement noire. Lorsque je grimpe pour m’asseoir sur le rebord, dos au mur, ma vue s’élargit :
Tout s’éclaire. Je regarde la rue en contrebas. Les immeubles aux vitres serrées sont collés les uns à côté des autres comme des chemises dans une penderie, A leurs pieds, les lumières des hawkers de la rue indiquent aux passants la table capable de les accueillir avant que chacun ne rentre chez soi. Les fenêtres des bureaux s’allument et s’éteignent, elles aussi, à intervalle irrégulier. On devine une réunion au sommet dans une salle de conférence et, plus haut, un employé surchargé qui, ce soir, ne sera pas rentré pour coucher les enfants.
Au premier plan, je vois les maisons basses du quartier aux toits de tuile, un carrefour entre les rues qui mènent au sud et au nord de la ville, ainsi qu’un square, dont l’herbe est totalement grillée par manque d’eau.
En insistant bien, j’arrive encore à distinguer des silhouettes d’individus qui avancent et les mouvements de la rue. Le nom écrit en gros caractères majuscules sur une devanture de boutique. Entre les feuilles des arbres, qui sont devenus des ombres aux formes fantastiques, j’aperçois une myriade de phares de voitures qui filent incessamment dans la nuit, mêlant leurs mouvements à l’immobilité des réverbères. Leurs reflets se croisent sur les vitres des immeubles et des boutiques au bord de la route. Des centaines de points lumineux circulent en tout sens.
La rumeur des klaxons s’est éteinte.
Cet instant appartient aussi à la circulation de la lumière.
Puis, comme dans un mouvement vers le ciel, mon regard s’élève, poussé par l’architecture du paysage. Plus mon regard va vers le lointain, plus les constructions grandissent, plus les tours s’élèvent.
Au second plan se perd dans une brume lumineuse les gratte-ciel qui dominent la ville. Immenses en tant que tels, si petits de mon point de vue.
Ensemble, ils forment une grande famille qui a l’œil sur la ville et la main sur tout ce qui est plus petit. Ces forteresses urbaines ont l’air de jouer aux cartes dans la cour des grands, sans se rendre compte que ce sont eux, les châteaux de cartes ; d’autres immeubles attendent de les rejoindre ; ils sont pour l’instant en travaux et grandissent de jour en jour grâce à l’épuisement d’une main-d’œuvre sous-payée. Au sommet des buildings, les enseignes lumineuses qui trônent rappellent à chacun que même la nuit la ville s’agite, l’argent travaille à sa propre survie, la verticalité domine et contrôle la puissance. Tout veille, rien ne s’endort. On veille sur vous d’un œil ouvert. On surveille la vie sans vous.
La ville semble grandir devant moi réduite à un mouvement vers le haut, mais pour atteindre qui ? Pour atteindre quoi ?
Au ciel, la place est déjà prise. La légende ne s’écrira plus. Mais elle peut s’acheter. On peut acheter les droits d’auteur pour réécrire la légende et la faire sienne. Un remake raté d’avance mais bourré d’audace.
Il existe une course à la hauteur pour montrer que celui qui s’élève le plus haut est aussi le plus fort.
La ville s’élève en hauteur mais les rues que je vois du rebord de mon balcon de fortune conduisent toujours les véhicules et les piétons dans le même sens. Tandis que certains s’élèvent, d’autres continuent de bouffer l’horizon. Peu de monde peut espérer s’élever tandis que les rues, horizontales, posées à plat comme des estampes sur un mur, ne désemplissent pas. Chacun cherche sa part de verticalité tout en courant en ligne droite, tout en continuant de marcher droit devant. La population continue d’arpenter horizontalement la ville alors qu’une minorité essaie d’atteindre les sommets verticaux, sommets fabriqués par des illusions de ciment et d’acier. A l’image de cette ville, chacun essaie de réorienter sa route, de dresser son destin, de se tirer vers le haut, de prendre de la hauteur.
Les hommes cherchant à dominer la ville en s’élevant ont construit tellement et si haut que maintenant, c’est la ville qui a pris le dessus, les hommes ne sont plus à la hauteur et la hauteur n’est plus à taille humaine. C’est la ville désormais qui prend le dessus. Elle qui a la main mise sur les destins à l’ambition élevée. C’est la ville qui conduit et défait les hommes. Elle qui décide.
Plus l’inverse.
A contre-courant, du haut de mes treize étages j’essaie, dans des gestes quotidiens et de calmes pensées, j’essaye de rebrousser chemin, de revenir à la terre, au niveau zéro, au rez-de-chaussée de la ville. A la base du triangle. Au sommet des plates idées humaines. Prendre un ascenseur n’a jamais élevé personne. Cherchons plutôt la profondeur, creusons en nous. C’est à l’intérieur de soi que les étages de la conscience et les escaliers du désir s’escaladent à mains nues.
J’essaie de vivre un rapport horizontal au monde. Je marche avec lui, pris en écharpe sur ses chemins tortueux. Chaque pas vers l’autre face à moi m’élève.
Je m’élève contre la hauteur et rebrousse chemin vers le sol. Ma révolte est parallèle au monde. Le vertical abaisse le monde à une course à la hauteur sans fin ni mesure. Démesurément fou.
S’élever, toujours s’élever, c’est réduire la terre à rien. C’est couper le lien avec le mouvement de l’humilité. Avec l’humus de la présence d’être ici. Vivant.
C’est renier le geste de l’homme qui se baisse pour ramasser la graine à germer. C’est opposer à ce geste celui de l’homme qui grimpe pour amasser la gloire et la fortune. Celui-là qui risque de tomber de haut tant il grimpe.
La graine part de la terre. Lorsque l’arbre a poussé et que ses fruits sont mûrs, ils retombent à terre pour nourrir ceux qui marchent et qui vivent au sol. L’arbre des hauteurs a des fruits pourris qui pourrissent aussi le cœur de ceux qui s’élèvent au mépris de l’apesanteur.
Vivre en bas, ce n’est pas être minuscule, c’est connaître la valeur de la terre et savoir qu’on y revient quelle que soit la hauteur du ciel. De la terre vers le ciel, oui. Mais d’abord des pieds à la tête. La grandeur n’a besoin de rien de plus. Un cœur comme forteresse. Sans étage et sans sous-sol.
Elever, c’est respecter le sens horizontal de la vie. Elever ne veut pas dire être au-dessus. Elever veut dire grandir de l’intérieur pour se sentir fort face à l’immensité du monde. Non pas apprendre à dominer le monde en étant au-dessus des autres pour compenser la petitesse de sa personne humaine. Afficher sa supériorité en dominant par la hauteur d’un bâtiment. La grandeur d’une idée et la richesse de son partage vaut plus que tous les buildings rassemblés.
Je veux être avec et non pas au-dessus des choses.
Je ne veux pas perdre le sens de la réalité, je veux pouvoir baisser les yeux sans avoir le vertige de la hauteur. Pour pouvoir encore caresser la terre et la sentir sous mes pieds. Je veux regarder par terre et être à portée de main d’une pierre à ramasser ou d’une rivière à caresser, d’une autre main à serrer. Je veux être à portée de main de la réalité. Et pouvoir tendre la main pour aider l’autre à se relever.
Je voudrais conserver le cap, l’horizon comme ligne de mur et la tête sur les épaules.
Je veux garder les pieds sur terre.
Le monde change chaque jour au bord de ma fenêtre.