Geylang – Vie d’un quartier à l’heure locale

Publié le par Marien

Geylang – Vie d’un quartier à l’heure locale

I

Soleil brumeux ciel gris rumeur légère ronronnement métro en approche bourdonnement régulier voitures arrêtées contrastes et couleurs s’harmonisent se complètent.

Marche lente de corps et de silhouettes habités par la couleur

Du jour.

Geylang Lorong 27

Leong Whai Hu Pte Ltd

Singapore Adventurer’s club

Penang Assam Laksa

1 :31

Les travailleurs font la queue devant le cabinet d’imagerie médicale qui diffuse les news sur une petite télé – des images du monde malade sur un petit écran et des hommes assis le regardent en attente de rentrer en eux-mêmes - de se voir sur un scanner.

Un immeuble en construction habillé de bâches grises s’élève au-dessus des devantures vertes jaunes blanches.

1 :47

Au coin de la rue, un hawker vend du soya milk et des egg tart / les murs sont blancs les tables sont jaunes.

On commande – une dame crie votre commande en s’avançant vers le comptoir sans vous dire un mot. Vous êtes assis au bord de la route.

Le bus 21 s’arrête devant votre table.

Bus 21. Pasir Ris. On descend

On monte

Geylang – Vie d’un quartier à l’heure locale

Kiss – Adult Shop

Tomato Mart

1 :52

Une vieille dame aux cheveux gris rasés paye un ice-lemon tea en pièces de 10 cents. Les pièces grises comme ses cheveux tintent sur le comptoir et s’étalent avant d’être ramassées. Le thé marron sachet transparent main blanche - soleil caché derrière les nuages.

Elle s’en va.

Bus 51. Hougang Ctrl. On descend

On monte

De Yuan Zhi Shan Association

Chinese Cuisine City

Yes Natural !

1 :57

Un homme indien en chemise vert de gris s’approche de la carafe d’eau en plastique pour se servir / il n’est pas client. Des mains s’agitent pour lui refuser à boire. Il reste quelques instants sans bouger puis fait un signe de la tête et s’en va - le long de la route.

Geylang – Vie d’un quartier à l’heure locale

Le bus 13 n’est pas encore arrivé. On l’attend On

l’attend.

On l’ attend On l’attend

On

l’

a

ttend

On reste debout.

Avec un sac de courses, des écouteurs, les mains croisées.

2 :06

Une employée du hawker s’assoit et compte les billets de deux dollars qu’elle range en liasse dans un sac en plastique.

Hokeepau DianXin

Bus 21

On monte

On descend

2 :17

Les grosses bassines bleues où est entassée la vaisselle sale traîne dans la rue en attendant d’être lavée - au jet d’eau.

2 :31

Un camion gris vient récupérer d’énormes sacs de canettes vides de toutes les couleurs

Et repart chargé comme un arc-en-ciel.

2 :42

Une femme l’air exténué se promène habillée d’un tee-shirt « Kiss the earth for saving our lives ».

2 :57

Deux jeunes filles occidentales chargées comme des mulets sac à dos valises à roulettes sac de couchage traversent la rue à la recherche d’une adresse écrite sur un bout de papier.

Les quatre hommes qui attendent le bus les dévisagent en silence -les suivent du regard- et attendent qu’elles disparaissent complètement de leur champ de vision pour se concentrer à nouveau sur l’attente du bus – le regard vide.

3 :02

Des étales de fruits sur le bord de la route – odorants, colorés, présentés joliment. Couleurs qui s’harmonisent – Fruits jaunes oranges verts / Promeneurs habillés en gris beige rouge. Contraste du mouvement et de l’immobile – un vrai tableau vivant.

Geylang – Vie d’un quartier à l’heure locale

3 :11

Un homme ridé passe en vélo chargé à l’arrière de deux énormes sacs poubelle noirs.

3 :19

Un homme se lève car il croît avoir aperçu son bus mais se rassoit aussitôt.

II

4 : 37

Une nuée d’oiseaux s’envole du Block 54 et se disperse dans le ciel comme pour narguer la route droite.

Le bus 7 passe.

Oiseau sans aile.

Moteur chantant.

Style has a new destination

Plan your route before starting off

Les oiseaux se posent

Sur les lampadaires

Qui éclairent la voie.

Geylang – Vie d’un quartier à l’heure locale

5 :02

Geylang Lorong 25

Une femme est assise ; son dos face à moi.

Elle porte un tee-shirt blanc sur lequel il est écrit « think »

Ce mot écrit noir sur blanc, en lettre noires sur son tee-shirt blanc, recouvre son dos au niveau des épaules.

J’obéis à cet ordre cosmique

Qui se pose sur moi à l’impératif.

Je pense.

Je réfléchis.

Je pense en blanc.

Je pense à son dos.

Pense-t-elle de dos ?

Porte-t-elle le poids de ses pensées sur le dos ?

Tourne-t-elle le dos à la pensée ?

Et puis je m’approche en la dépassant presque. Je n’ai toujours pas vu son visage mais j’aperçois, derrière son dos, ses mains.

Elle coupe des oignons.

Elle pense en coupant des oignons.

Elle m’ordonne de penser à elle en train de couper des oignons.

Mais comment puis-je, moi qui ne fais que la regarder ? Je devrais couper des oignons aussi pour penser avec elle.

Peut-on penser en travaillant ?

Il est difficile de penser entre quatre murs dans une cellule, par exemple.

Dans un quotidien harassant.

Dans une prison dorée.

Dans un esprit trop étroit pour en sortir.

Est-il plus facile de penser lorsque l’on fait travailler ses mains ?

Il est sûrement plus facile de penser lorsqu’on occupe ses mains à un travail : on sait à quoi penser.

On devrait aider les personnes que l’on isole du monde – pour maladie, condamnation, dérèglement psychiatrique, perte de raison - en leur donnant un travail manuel à faire : cela les aiderait à penser et à retrouver leurs esprits.

Cette femme assise dans la rue et dont je ne vois pas le visage m’aide à comprendre cela.

Je sais, en la regardant de dos, que son travail l’empêche de se perdre, de perdre la raison, de perdre le fond de sa pensée.

Son travail lui permet de penser pour ne pas se perdre.

En coupant des oignons.

Plus loin, je vois un homme qui pousse des cartons sur un chariot à roulette. Il avance dans les rues et dès qu’il voit un carton, il le ramasse et le plie pour l’entasser avec les autres, posés à plat sur le chariot. Et il reprend sa route.

En silence l’homme plie des cartons. Et ses mains plient le jour entre ses doigts.

Geylang – Vie d’un quartier à l’heure locale

5 :52

Une clinique est ouverte à côté du Mcdo.

Le nombre identique de clients.

C’est pratique.

Comme le cimetière installé à côté de la maison de retraite.

Ca fait gagner du temps de transport.

Peak Hour - I

Assis à la table

Déjà vide

Le soir tombe

Comme une évidence

La fin d’un monde

Pour les âmes de papillon

J’entends déjà

Le bruit des moteurs

Sur la route qui jusqu’alors

Etait silencieuse

Des vibrations de Smartphones

Et le concerto des notifications

Chacun est rappelé à son divertissement

En Ré Majeur

L’assourdissante ville sort du silence

Et de la climatisation

Pour inonder l’espace

De la présence

De l’immortel

Que serais-je ailleurs ?

Silhouette réverbère

Bouche bée

Equilibre précaire

Attente revue

Et corrigée

Nuit en provenance

Arbre dénudé

Plus de mot pour exprimer

L’existence

Peak Hour – II

Ici, j’ai déjà un numéro

Une carte magnétique

Et des boutons où appuyer

Ma détresse

Même si j’ignore

Le sens de ce mot

Car le mur devant mes yeux freine ma vie

Et la laisse

En état maladif

Sous perfusion

Comme un malade

Qui n’appelle plus

Au secours.

Geylang – Vie d’un quartier à l’heure locale
Geylang – Vie d’un quartier à l’heure locale
Geylang – Vie d’un quartier à l’heure locale
Geylang – Vie d’un quartier à l’heure locale
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Geylang – Vie d’un quartier à l’heure locale
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6 :00 pm l’heure de pointe, surtout un samedi. Le ciel a du lait dans les nuages et le vent s’est enfui. Les lampadaires clignent de l’œil une lumière maussade. Une jeune fille portant un sac à dos cherche une adresse écrite sur un bout de papier. La boutique de premières nécessités à l’angle de la rue abrite trois hommes qui jouent aux cartes sous le regard bienveillant d’un lampion recouvert d’écritures traditionnelles. La jeune fille demande son chemin. L’homme qui lui explique fait des gestes avec sa main et son bras, gestes que la jeune fille reproduit comme un miroir pour s’assurer qu’elle a bien compris. Elle entre alors dans un bâtiment à trois étages par une porte sans aucune inscription. L’escalier est plongé dans le noir et la caresse de l’air venant de l’intérieur au moment où elle ouvre la porte lui ferme les yeux. Sur la façade crasseuse, au premier étage, deux générateurs d’aération sont suspendus au mur, deux vitres teintées de noir sont fermées. Un store accroché au mur offre de l’ombre à la fenêtre.

Kiong Sing Food Pte Ltd

Soudain le métro aérien traverse le ciel en ralentissant sur le pont de blocs de pierres grises suspendu dans l’horizon. A travers les vitres, les lumières des néons aveuglent les étoiles. On distingue seulement les mains accrochées aux prises et aux barres suspendues aux plafonds des wagons. A cette heure, le métro est bondé. Lorsque les portes s’ouvrent dans un signal assourdissant, des centaines de passagers descendent. Une nuée de corps harassés inonde la plateforme et se tasse sur l’escalator comme un troupeau dans un conteneur. Les corps se dirigent vers les barrières magnétiques où le concerto des cartes électroniques joue sa partition. Les corps – car à cette heure ce ne sont plus rien que des corps, des masses de chair et d’os avançant mécaniquement dans le but d’avancer, sans rien considérer de ce qui les entoure - se dirigent vers la sortie, la plupart des oreilles sont auréolées d’écouteurs, certains corps marchent les yeux baissés, d’autres rivés sur leurs téléphones portables ; les corps se suivent, se ressemblent et se bousculent dans une indifférence générale.

A la terrasse de l’échoppe qui jouxte la sortie de la station, un couple dîne ensemble assis à une table sur la rue. Chacun joue à un jeu différent sur son I-phone.

Geylang – Vie d’un quartier à l’heure locale

8 : 13

Les lanternes rouges s’allument.

Les paravents cachent la misère et le maquillage, les robes trop courtes les cernes et le corps ravagé.

Par terre, dans la rue, c’est brocante : chaussures, sacs, dvd piratés, téléphones … chacun vient faire son marché sur la bâche et la poussière. Les Food Centre ne désemplissent pas.

9 :24

Les vendeurs de viagra apostrophent les hommes blancs. Les pauvres de Singapour tentent de vendre leurs paquets de mouchoirs en tissu d’un air résolument absent.

10 : 41

Les hommes cherchent les prostitués - plus pour avoir de la compagnie. Ils s’installent dans un hawker, discutent, se caressent les mains, rient, regardent le foot, boivent, mangent.

11 :19

Un homme fait brûler un encens dans la rue en souvenir de son épouse défunte.

Passé minuit, on croise les travailleurs immigrés venus se détendre autour d’une bière et qui ont loupé le dernier métro pour regagner leur dortoir. Ils improvisent donc un lit par terre, sur un banc, sur une table posée dans la rue, laissés seuls au silence de la nuit, au pied des grilles de la station qui rouvrira dans quelques heures et les emmènera moins loin que leurs rêves.

Geylang – Vie d’un quartier à l’heure locale

00 : 35

Geylang s’enfonce dans la nuit. On retrouve des paires de chaussures et des chaussures sans leurs propriétaires abandonnées au milieu du trottoir. Des hommes épluchent et coupent des Durian à l’odeur si forte sur fond de musique de transe au rythme endiablé.

Une femme titube en traversant la route avec son sac à main

Les lanternes rouges ne s’éteignent pas

Un homme sous un parasol vend les journaux et les tickets de jeux de monnaie aux passants et aux voitures qui s’arrêtent en baissant la vitre

Le dernier repas de la journée commence : les mangeurs de fruits s’installent au bord de la route, choisissent un durian qu’on leur découpe et savourent le fruit et l’odeur assis tranquillement. Activité traditionnelle.

Un taxi passe ; une publicité lui est affichée dessus.

Canon – Delighting you always

Capture every moment

Geylang – Vie d’un quartier à l’heure locale

J’écris à la main sur une feuille de papier

A chaud ce que mes yeux voient

Un homme en face de moi

Tripote son I-pad laissant son thé refroidir

Assis, je voyage sans me lever. Je n’envie pas la nuée d’oiseaux qui revient toujours se poser au bord de la route. J’observe le banal des scènes de vie d’un œil émerveillé. Comme un voyageur arrivant toujours quelque part, changeant de pays au coin de la rue.

Silhouette embarquée dans le flot de la vie, je me colore de ce que m’offre mon regard, mon ombre est peinte par les couleurs des maisons, des visages et des moineaux. J’habite une couleur changeante qui exécute sa danse face à moi. Des bateaux chargés de fleurs sont en partance au bord de mes yeux. La chorégraphie de l’existence m’émeut au point de vivre.

Mon regard -ma manière de voir- se colore des instants du quotidien.

J’embrasse le ciel de promesses.

« Le bout du monde et le fond du jardin contiennent la même quantité de merveilles »

Christian Bobin.

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Des extraits de ce texte ont été publiés dans Le Petit Journal de Singapour, dans la catégorie des brèves poétiques :

http://www.lepetitjournal.com/singapour/accueil-singapour/breves/179398-le-poete-de-proximite-geylang-vie-d-un-quartier-a-l-heure-locale

Enfin, d'autres extraits de ce textes feront également l'objet d'une publication dans la revue poétique parisienne Cactus Calamité, un clin d'oeil sur le 20ème arrondissement :

http://eispi.fr/cactus-ogresse-carnet-de-bord/

Publié dans Poésies

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